(fragments du volume "L'arc-en-ciel aux humains" de Antonia Iliescu, Edition Libra Vox  Bucuresti 2002)

En guise de préface

                 Sur leur planète, qui se trouve dans la constellation Le Chevalet du Peintre  (une vraie pépinière d’étoiles), les êtres n’ont pas de corps, ni au moins une forme quelconque. Ils se distinguent uniquement par la couleur.

                Une nuit d’été mon père m’a invitée au bal des morts. Sur une plage énorme au sable blanc, on avait improvisé un ring. Un peu plus loin, sur la ligne d'un horizon invisible, un immense tableau était installé, tableau vivant, sans cadre, sans limites. Quelqu’un était là, silencieux et soucieux de ses invités – les gens chuchotaient que c’était Asclépios. Il nous appelait à danser, en faisant des signes par la main : « Venez, approchez-vous! N’ayez pas peur! Tout est un jeu.». La toile était faite de deux plaques fines de verre, entre lesquelles serpentait un fluide bleu clair, qui pouvait être le ciel ou la mer ou les deux mélangés… Anciens terriens habillés de vêtements de maison en couleur sépia (seul mon père portait une chemise bleue) attendaient leur tour soit en dansant, soit en sommeillant dans les fauteuils mous de nuages.  Des gens grands et des gens petits, des riches et des pauvres, femmes ou hommes, partaient deux par deux, la main dans la main vers le tableau.

Deux jeunes filles arrivèrent près de lui. A un moment donné, l’une d’entre elles fut absorbée à l’intérieur de l’immense écran, et a commencé la danse de la mort : elle s’est pliée en deux et s’est liquéfiée, devenant une gouttelette noire, visqueuse, qui peu après est montée par osmose entre les deux lamelles transparentes. L’instant suivant j’ai assisté à un spectacle sublime. La gouttelette noire a explosé comme une super nova ; elle changeait continuellement de forme et de couleur et le film de soie pastellée glissait entre les feuillettes de verre. Des milliers de rayons et de particules portant la couleur dominante individuelle, s’y répandaient comme dans un feu d’artifices. Après quelques secondes disparaissaient, fondus dans une délicate toile d’araignée, qui s’élevait  vers le centre du tableau.

Mon père était paisible. Il s’est détaché de la foule et a commencé à danser lentement, en glissant vers le mystérieux athanor. Après cette distillation, les êtres transformés en vibrations tissaient les fils de la toile d’araignée dans une infinité de nuances. Certaines couleurs j’ai réussi à les identifier ici, sur terre : la grand-mère rose, mon père bleu, l’homme couleur pigeons voyageurs, la femme jaunâtre, le petit homme gris - vert, la femme d’or, l’homme mauve de déprime… Mais d’autres gens sont enveloppés dans une substance mystérieuse, quelque chose d’indéfini, comprenant des étranges mélanges de couleurs de feu, ou d’autres, troubles, de vent, de couchers et levers du soleil et de lune, de froid et fournaise, poix et artifices.
   
         Parmi eux se trouve peut-être l’homme - arc-en-ciel, dont on dit qu’il serait le seul à avoir libéré la verticale éternelle de son horizontalité. Il est l’homme le plus difficile à trouver ici mais il vaut la peine de le chercher.

Le mythe de l’arc-en-ciel

              Au commencement, avant le verbe même, fut l’amour. Il jaillit du cœur du Grand Peintre, qui habitait des cieux bleus, limpides et lointains. Il surgit comme un rayon de soleil rebellé par la monotonie d’une brillance trop étroite, toujours dans un même bouquet. Le rayon s’est envolé aveugle et aveuglant, tout droit vers le cœur le l’homme qui n’avait pas encore connu l’amour. Le Grand Peintre voulait lui en faire un cadeau. Mais celui-ci cria:
            - Arrête! Il y a trop de lumière. Je ne vois plus rien et je ne sens qu’une brûlure qui me fait mal. C’est ça ton cadeau? ! Tu peux le garder pour toi.
            Le mortel a couvert ensuite son âme avec des plaques lourdes d’ombre, qui tenaient son cœur enchaîné. Le rayon impuissant revint humblement dans le cœur d’origine, en demandant pardon. Mais l’inclémence fut amère. Le Grand Peintre l’a écrasé avec la foudre du ciel. « A quoi sert la lumière si elle n’apporte que l’aveuglement  et n’est pas capable de remplir l’obscurité de l’homme ? »  Avec haine Il frappa Sa propre lumière. Le rayon se cassa alors en sept morceaux et chacun avait une autre couleur. Pour parler à l’homme, le Grand Peintre choisit la couleur rouge, car il aimait passionnément toute chose qu’il avait créée :
  
          - Si tu n’acceptes pas mon don et si tu ne réponds pas avec le feu du sang, avec les flammes pourprées de l’enfer, avec la pureté des pétales rouges des roses, alors je mourai dans le ciel et ce sera dommage. Je suis né de lumière et je m’y suis arraché uniquement pour toi, pour te montrer la couleur de l’amour. Ne la chasse pas, ne l’éteins pas et n’essaye pas de la diluer. C’est la couleur de ma passion et je te la donne. La voici !

           
En disant ceci il jeta dans le ciel la couleur qu’il cachait dans son poing serré. Soudainement un cercle rouge comme le sang est apparu à l’horizon  qui demeura suspendu et humble, comme un homme voûté qui mendiait pardon. L’homme ébahi a levé ses yeux vers le ciel : - Quelle beauté ! Un arc de feu qui m’enveloppe dans des flambées rouges, ardentes. C’est quoi ça ? Et à quoi ça pourrait servir ?
  
         - C’est l’amour. – a répondu Le Grand Peintre. - Tu verras toi-même à quoi il est bon si tu ouvres ton cœur pour y recevoir sa chaleur.
  
         L’homme dit alors :
  
         - Il est trop grand ton amour et ma passion serait insupportable. Tes dons me font mal. Je ne peux pas les endurer. Le rouge est trop rouge et mon sang me brûle.
  
         Le Grand Peintre versa quelques larmes sur le cercle de feu. Et là où tombèrent ses larmes de lumière, le rouge devint orange.
  
         - Tu es content maintenant, homme ? Peux-tu sentir mon amour ? Es –tu prêt à le recevoir?
  
         - Il est trop chaud ton amour, il me brûle. Je ne le comprends pas. Va-t-en avec ton cercle et laisse-moi tranquille, dans mon obscurité. Je ne veux pas de toi ! Ni de tes dons. Tu me fais souffrir.
  
         Mais Le Grand Peintre n’écoutait pas ce que l’homme lui disait. Il continuait à travailler en silence, avec application et patience, pour vaincre Le Grand Obscur. Il a pleuré encore pour l’ignorance et la dureté du monde qu’il avait fait un peu trop vite. Mais il a pleuré d'avantage pour sa propre douleur, quand, pour la troisième fois, il dut réduire sa brillance pour pouvoir se faire un peu de place dans le cœur étroit et obscurcit de l’homme. Et les dernières larmes versées sur le cercle orange, gardé à l’extérieur par celui de feu, ont fait naître un troisième cercle, jaune et lumineux, qui exprimait le mieux la joie et le triomphe de l’amour, l’ouverture de l’esprit de l’homme vers le monde.. Les trois cercles concentriques se dressaient victorieux dans le haut du ciel, au-dessus des ténèbres de l’homme, sans pour autant les éteindre. L’homme était toujours mécontent :

  
        
- Garde  tes cercles ! Je n’ai pas besoin d’amour. J’ai tout ce qu’il me faut. Voilà, j’ai les forêts vertes et les fruits doux et multicolores et le ciel bleu et le soleil. Je ne peux pas le regarder, c’est vrai, mais sa chaleur me suffit. J’ai tout ce qu’il me faut pour être heureux. Pourquoi me faudrait-il l’amour? Et de toute façon, tout ce que j’ai ici, sur la terre est beaucoup plus beau et plus utile que tes cercles gribouillés inutilement dans le ciel.
                Alors Le Grand Peintre a cessé de pleurer. Il a pris une poignée du vert des forêts, pour que l’homme puisse espérer au besoin. Et il en a fait encore un cercle qu’il a placé soigneusement à côté des autres. Ensuite, il mouilla son pinceau dans le bleu du ciel des eaux, en  modelant un autre cercle, le maillon nécessaire pour donner à l’amour un peu de poésie. Il le rangea à côté de celui de l’espoir. Finalement Le Grand Peintre a encore travaillé artistement deux cercles dans les couleurs des safrans des fleuristes de printemps et d’automne, indigo et violet. Ces couleurs promettaient à l’homme l’ascension par amour, jusqu’au rang de Dieu. Contant, Il regarda son œuvre :
                - Je vais le nommer arc-en-ciel. J’espère cette fois-ci qu’il plaira à l’homme. Surtout parce que je n’ai pas ajouté le cercle marron, pour que la sagesse n’entrave l’élan du cœur. Maintenant mon œuvre a tout ce qu’elle lui faut pour exprimer l’amour, sans trop brûler, sans blesser ou aveugler. Il a des couleurs chaudes et des couleurs froides. Il peut les mélanger et les doser tout seul, selon son propre désir. J’y ai mis toutes les couleurs des paroles qui expriment l’amour dans le langage et le rythme de son cœur. Le vide qui a laissé en moi le rayon rebelle me fait mal, car j’ai dû tuer sa lumière pour en faire des débris colorés, pour que l’homme me comprenne. Mais lui est une partie de moi, tel que le rayon fut une partie de Ma Force. Je vais sûrement le récupérer au fil des siècles, si l’être humain comprend mon message… Et disant ainsi, Le Peintre brisa le cercle de feu multicolore en deux parties égales. L’une fut jetée sur la terre, sur le chemin de l’homme et l’autre fut mise dans son cœur. Qui sait quand il en aura besoin ? … Mais le mortel, voyant la merveille, dit :
  
         - C’est beau ton arc-en-ciel, vraiment beau. Je peux le regarder sans souffrir, ses couleurs ne me font plus de mal, au contraire, je les trouve belles. Mais je ne vois pas sa raison d’être. Pourquoi t’es-tu donné autant de peine pour si peu ? Et regarde, il n’a duré que le prix de quelques minutes. Une demi-heure peut-être… Mais c’est peu. Tu t’es donné trop de mal pour quelque chose de tellement éphémère..
  
          Le Grand Peintre trouva cette fois-ci que l’homme avait raison. Il se creusait la tête : comment pourrait-il redonner à ce merveilleux jouet céleste, sorti du profond de son être démiurgique, sa fonction originaire ? Et surtout comment pourrait-il le faire durer, au-delà du souffle léger et chétif des gouttelettes diaphanes de l’air d'après la pluie ? L'inspiration divine lui vint au secours. Il appela l’espiègle Cupidon, le divin enfant qui jouait au ballon sur les terrains vagues du ciel. En faisant sortir de son cœur l’autre moitié d’arc-en-ciel, mise en réserve, lui dit :

               
- Mon petit, vois-tu ce demi-cercle ? Dis-moi, comment pourrais-je le mettre au service de l’amour, contre les ténèbres de l’homme ?
            Cupidon était fou de joie. Le Grand Peintre lui avait confié en fin une tâche importante, lui donnant ce jouet sérieux. Très heureux de pouvoir intervenir lui aussi dans le destin de l’homme, il prit l’arc-en-ciel et il cibla le mortel. Tout à coup les couleurs se mélangèrent dans un tourbillon de lumière, se caillant en rayon de soleil. Le petit Cupidon en fit une flèche et visa le cœur de l’homme. La flèche de soleil redevint arc-en-ciel dans son cœur.  Il sentit d’abord une brûlure dans la poitrine, ensuite une vague  chaude lui inonda le corps. Et pour la première fois l’arc-en-ciel parla à l’humain. Il lui dit que quelqu’un l’attendait très loin, à l’autre bout du monde. Alors il vit pour la première fois la femme triste. Il l’a vue avec les yeux de l’amour, malgré la distance qui les séparait.
  
         La femme triste regardait ahurie les couleurs apparaître sous ses yeux, couleurs qui changeaient toujours s’embrassant l’une l’autre, prêtes à se dissoudre l’une dans l’autre.
  
          - Qu’est-ce que c’est beau ! –disait-elle. – Pourquoi donc cette merveille issue soudainement du gris du ciel ?
  
         L’homme scruta ses profondeurs et vit l’amour colorer l’âme et sa solitude.
  
         - Qu'elle est belle mon âme maintenant, inondée d’amour ! Et tous ces sons célestes qui tissent des couleurs en moi ! L’homme prit sa flûte et commença à chanter . Son amour y sortait vêtu de nostalgies et désir. Et, comme un serpent hypnotisé par cette musique magique, il partit à la rencontre de la femme. Il suivit les traces de l’arc-en-ciel et arriva dans une forêt où habitait la femme triste. Quand il l’a vue aussi petite et grelottante, les yeux dans le ciel, une vague de tendresse le prit soudainement. Mais la tristesse ne le quittait pas : « Maintenant que j’ai senti la douceur de l’amour et que j’ai vu à quoi il est bon, c’est encore pire. J’ai peur de commencer d’y goûter, j’ai peur qu’il n’en finisse pas. J’ai tout simplement peur.» Et l’homme toujours mécontent, ne cessait pas de bougonner dans son obscurité.
            Cupidon flécha alors la femme triste. Et là où l’arc - rayon de soleil mourait dans le cœur de l’homme, il commençait à naître dans le cœur de la femme, dessinant ainsi un cercle multicolore, brillant et chaud, qui unissait les terriens par la Grande Force de l’Amour.
  
       Et le cercle de feu roule toujours, tantôt dans les humains, tantôt dans le ciel.

Ange chassé  

              Dora était une fillette étrange, venue d’une constellation moderne, Fornax Chemica [1], située près du pole sud galactique, dans un méandre du fleuve Eridan[2]. Sa mère lui avait inculqué le sentiment religieux dès sa première enfance. Assise sur une marche du petit escalier en pierre derrière la maison, elle suivait tous les matins les effets de cet enseignement; elle méditait à sa façon et c'était son jeu préféré. Sans se rendre compte, elle accomplissait un vrai rituel, avec conviction et curiosité, chaque jour qui sentait les fleurs de cerises, et puis les cerises mûres, les griottes et enfin, les coings. Quand la saison des pluies était là, elle ramassait soigneusement les feuilles mortes et les déposait une par une entre les couvertures d’un livre: "...elles ressusciteront au printemps! Le papier les tient au chaud" - disait-elle.
              Quand les premiers flocons de neige la poussaient à faire sortir sa luge du grenier, elle oubliait de méditer: "y 'a d'la neige dehors, ah, je ne sais plus où donner la tête!". Saint Nicolas et le Père Noël la récompensaient pour sa foi  tout au long de l’année. Ses parents étaient des gens pauvres. Pourtant ils trouvaient toujours une petite pomme, une noix ou une mandarine à mettre dans le petit soulier bien lustré  la veille, qu’elle avait posé pieusement à la fenêtre, dans l’attente de la venue des saints.
                Au retour du printemps, elle prenait son petit tabouret, le posait chaque année d'une marche plus haut, et regardait le ciel bleu dans l’attente des anges. On lui avait dit qu’ils existaient vraiment et qu’ils venaient du ciel. Si c’était vrai, elle aurait dû les voir, non ? Et bien sûr, elle les voyait. Ils lui apparaissaient comme des petits cercles concentriques et lumineux, pas plus grands qu’une bulle de savon qui flottaient dans l’air devant ses yeux. Bien qu’elle eût vu dans des livres des anges dessinés comme des enfants blonds et rondelets, habillés de longs vêtements blancs, qui portaient des splendides ailes d'aigrette du pissenlit, elle n'avait jamais eu de telles visions. Tout ce qu’elle voyait c’étaient des petits cercles transparents, une sorte d’atomes vus à travers un microscope super performant. Elle était convaincue que les vrais anges étaient ainsi et se disait que les gens qui avaient peint les murs des églises et des morceaux  d’icônes et des feuilles des livres, n'avaient pas eu la chance de rencontrer les saintes créatures. Alors, par manque d'inspiration ils les avaient peintes comme une sorte d'hommes– oiseaux. Elle n’a dit à personne la moindre des choses de ses aventures matinales sur le petit escabeau, en plein soleil. Jusqu’au jour où sa mère lui posa cette question :
             - 
Dora, que fais-tu là, aussi rêveuse sur ta chaise ?
  
          - Qu’est-ce que je fais ? ...Mmm...  Je regarde les anges. Voilà!
  
         -  Et comment sont-ils, tes anges ?
  
         Elle lui raconta tout ce qu’elle voyait dans le ciel. Sa mère se mit à rire et Dora a senti amèrement qu’elle ne croyait pas un iota de toute son histoire. C’est peut-être à ce moment-là qu’elle aussi a commencé à en avoir des doutes. C’est pourquoi elle osa faire une chose terrible, cette chose qui était un crime, le plus odieux de tous les crimes qu’on puisse commettre.
  
         On lui avait dit – toujours sa mère – que tous les gens, sans exception, portaient, depuis leur naissance, un ange invisible sur chaque épaule. L’épaule gauche était gardée par le mauvais ange, l’ange noir, celui qui te poussait à  faire des bêtises et qui voulait t’emporter dans le royaume de Satan. Sur l’autre épaule veillait paisible l’ange bon, l’ange blanc envoyé par Dieu.
           
Elle voulait à tout prix se convaincre que les deux anges existaient vraiment sur ses épaules. Elle ne sentait. "Soit ils sont trop légers, soit ils ne sont pas du tout" - se disait-elle. Un jour, une drôle d’idée  il lui vint à l’esprit: faire une expérience. Elle avait alors quatre ans.
  
         Un matin d’été au ciel gris, elle prenait son petit déjeuner dans la cuisine. Elle était seule à la table et le problème des cercle-anges la torturait comme toujours : s’ils existaient et si elle avait tué le bon ange, elle aurait eu vite le résultat; elle serait devenue une petite fille méchante, possédée par le diable. L’expérience inverse, c’est à dire, tuer le mauvais ange, n’aurait pas été concluante, car tout le monde disait qu’elle était une enfant sage et tout le monde l’aimait. Le passage du bon en meilleur était dur à saisir et l’expérience aurait été ratée.
            Qui était derrière ce scénario, dans une pareille aventure alchimique ? Peut-être une bribe de Zosime de Panopolis[3] travaillait alors en elle. En la prenant pour un nouveau et immaculé athanor, il oeuvrait probablement à l’achèvement de son œuvre au rouge, commencée voici des siècles. C’était lui, peut-être, qui lui a posé la question, là, dans la cuisine : « Eh, qu’est-ce qu’on fait avec les anges ? Comment pourrions-nous prouver qu’ils existent ? » Ce Zosime, son frère réveillé de l’archétype après tant d’années, voulait-il faire encore un essai pour répondre à l’éternelle question « Est-ce qu’Il existe, ou Il n’existe pas ? »

  
         Pleine de calme et persuadée inconsciemment de la grandeur de cet instant-là, important pour son propre destin, mais surtout pour celui des âmes qui se posaient encore des questions au-delà de la mort, elle prit le couteau sali de confiture et l’enfonça dans le corps invisible de son ange blanc. Après quoi elle a attendu, pâle sur sa chaise, voir ce qu’il était en train de se passer. Pourtant, elle n’a rien entendu ; aucun gémissement, aucun cri. « Les anges ne souffrent pas, ils n’ont pas de chair, comme nous » lui avait dit souvent sa mère. Alors, comment pouvait-elle savoir s’il était mort ?
            Petit à petit, elle eut finalement la réponse. Pour toute expérience il faut de la patience. C’était alors qu’elle l’a appris pour la première fois. Les résultats n’ont pas tardé à se montrer ; ils étaient clairs et terribles. Au fil des jours elle se sentait poussée à mentir, à injurier ; elle a même mordu la main de sa sœur, jusqu’au sang. Elle refusait la nourriture. Le Diable avait grandi en elle et l’envahissait avec des tristesses profondes, insupportables, en lui coupant l’envie de jouer. Il l’attirait journellement dans un recoin obscur du grenier, sur une petite chaise enveloppée dans des toiles d’araignée. Là, elle se balançait des heures et des heures, en avant et en arrière, l’esprit vide, le cœur sec, en chantant toujours la même mélodie, qui lui nouait les pensées dans un serpent violâtre qui partait avec elle vers le fond de l'océan. Personne ne tenait plus en balance le Bien et le Mal. De la fillette joyeuse qu’elle avait été, il ne restait qu’un fantôme pâle et sombre, obsédée par un crime dont elle n’était pas sûre de l'avoir commis. Elle refusait consciemment toute chose qui autre fois lui aurait fait plaisir, pour le simple motif qu’elle ne le méritait plus, du moment où elle était devenue une nouvelle fille de Satan.
  
         C’était un après-midi d’automne. Probablement septembre, car le soleil jetait parmi les mailles du rideau, sur son lit, une lumière chaude et gaie, spécifique au premier mois de cette saison, portant l’été mûr encore sur ses épaules. Les feuilles de vigne avaient déjà rougi dans la fenêtre du salon et tremblèrent doucement lorsque sa mère entra dans la pièce, un plateau de crème brûlée à la main. C'était le dessert préféré de Dora, mais elle n’y pouvait pas toucher. L’immense nœud dans la gorge et des larmes qu’elle cachait à peine sous ses paupières… Elle avait atteint la limite et au bout du compte, s’en foutait si les anges existaient ou non. Vider son sac pour pouvoir manger quelques petites cuillères de crème, voilà son défi. Il n’y avait pas d’autres choix, l’instant de la vérité était là et attendait sa confession.
  
         Comme les mots boitaient dans sa bouche quand elle a appelé sa mère, tout près, sur le divan… « J’ai… j’ai un grand… grand secret…. » . Silence. « Eh, quel est le secret ? » - l’incitait sa mère. Mais la bouche ne voulait pas s’ouvrir. « T'as fais quelque chose de mal ? »  Sa mère essayait de la tirer par la langue : t'as menti ? t'as volé ? t'as été vilaine ? les morsures ? « Non. C’est encore pire : j’ai tué mon ange gardien ; le bon ! J’avais tellement besoin de savoir si les petites billes que je voyais dans l’air étaient des anges! C’est de ta faute ! Tu m’as dit que c’étaient des bêtises. Je croyais que c’étaient des anges. Comment j’aurais pu le savoir autrement ? Maintenant je sais qu’ils existent, mais à quoi bon ? Je suis maintenant la fille de Satan et je ne reverrai jamais les anges de Dieu. »
            Que c'est difficile de se connaître et dire de soi-même "je suis méchante", surtout quand on n’est qu’un enfant.
Elle a connu alors pour la première fois le pouvoir de faire mal et la peur de soi-même.
            Sa mère l’a couchée sur le dos et les yeux dans ses yeux, elle lui a parlé :
  
       - C’est très mal ce que tu as fait. Comment as-tu pu penser à une chose pareille ? Tu ne toucheras plus jamais le couteau, tu m’entends ? Les anges ne meurent pas, mais le tien est parti. Il a été effrayé et s’est envolé chez un autre enfant, qui ne mord pas... Mais, en fin... si tu deviens comme avant, une fillette sage et si tu manges comme avant, et si tu ne mords plus jamais ta sœur, si tu l’implore, si tu lui demande pardon, il reviendra. Un peu de patience et tu verras. Et maintenant, viens et mange un peu de crème ! 
  
         Le temps passe vite. La petite fille d’hier assise dans la cuisine est la femme d’aujourd’hui debout dans la cuisine. Elle ne sait pas exactement quand elle a changé pour toujours de rôle. Et surtout elle ne sait pas si l’ange blanc est de retour sur son épaule droite.
  
        Des questions toujours sans réponses l’avaient prise d’assaut sur le long chemin de la vie : « Et si les anges avaient changé de place ce jour-là, pour rire de moi ? J’aurais pu tuer l’ange noir et toutes ces manifestations étranges n’auraient été que l’effet des remords. Un crime est un crime, même si l’on commet au nom du Bien. Lequel des deux a été de retour, suite à mes prières, le bon ou le mauvais ?  Comment ça se passe avec l’épaule droite et l’épaule gauche, que sera-t-il de la question tranchante : qu’est-ce que le Bien et qu’est-ce que le Mal ? Que vais-je dire à mon ami, Zosime de Panopolis lors de la Grande Rencontre ? Je vais hausser les épaules, impuissante, pour lui avouer que moi aussi j’ai échoué dans la grande aventure de la connaissance ? Il me faudrait encore quelques expériences dans mon vieil athanor… Mais je ne sais pas s’il pouvait encore résister aux flammes. »
  
        Les anges se sont lassés eux aussi à côté de Dora, sous le fardeau de toutes ces quêtes vaines, qui avaient rongé leurs ailes, en les rendant pareils l’un à l’autre; eux même n'étaient plus capable d’en faire la distinction. L’œil de son âme les voyait comme un seul ange, une sorte d’ombre grise qui, avec une aile la tirait vers l’Enfer et avec l’autre, vers le Paradis. Ombre indécise, aux ailes bigarrées, poussées vers l’intérieur, pour qu’elle ne puisse voler que dans son rêve. L’ange chassé ne revient plus jamais blanc, mais tacheté…
  
         Ces petits cercles concentriques – les anges de l’enfance – étaient peut-être seulement des cellules de l’univers, par lesquelles Il respirait et par lesquelles elle respirait aussi avec Lui. Elle a voulu à tout prix leur donner un nom, une forme et un sens, mais entre-temps, se pétrifiant dans l’expérience de l’auto connaissance, elle a oublié de respirer…Elle a eu tort ? Difficile à dire… Tout dépend du lieu dans l’univers où sa couleur non encore définie va s’arrêter.  


[1] La constellation Fornax Chemica (Le Fourneau chimique) est une galaxie satellite de notre galaxie; elle est formée d’étoiles naines

[2] Phaéton, le fils du Hélios (le dieu du Soleil) est tombé dans ce fleuve, quand il a perdu le contrôle du chariot de son père (mythol.)

[3] alchimiste grec du III-è siècle, qui a essayé pour la première fois la transmutation des métaux ordinaires en or                                                                                       

La dernière goutte

          Dora a fini les cours. Aujourd’hui même, quittant l’école, elle a vu la dernière goutte de tranquillité, de calme et d’insouciance voler en éclat. Toute la journée elle a couru d’un endroit à l’autre, tantôt en haut, tantôt en bas, ayant toujours sous ses paupières la grande scène où elle mouvait, riait, raisonnait, parfois pleurait, sans savoir qu’elle en était une partie. Aujourd’hui, quand la petite cloche a sonné pour la dernière fois, elle a appris qu’elle fallait courir le monde pour trouver sa voie, qu’elle fallait laisser son coin de banc seul et ses pas sur le couloir courir seulement dans ses souvenirs. Elle restait inerte sur le grand couloir, la main sur la poignée de la porte blanche. « Que dois-je faire maintenant ? »  Le temps lui a dit qu’il était pressé et ne pouvait pas s’attarder pour ses caprices. Il lui a arraché les chaînes avec lesquelles elle avait été bien ligotée pendant 12 ans et lui a soufflé dessus la pluie confuse du présent… Il pleuvait des grains invisibles de sable qui lui entraient dans les yeux en la faisant pleurer.
            A la suggestion du professeur de roumain, elle avait promis d’écrire quelques lignes sur les années de lycée, pour La Revue de l’École. C’était un numéro spécial car l’école fêtait cette année-là son demi centenaire.
            La fête de fin d’année et d’années venait de s’achever. On avait chanté Gaudeamus igitur avec accompagnement de larmes. Sur le chemin de retour vers la maison, elle barbouilla en vitesse dans le mémoire : « Pourquoi m’est-il pourtant difficile de mettre bout à bout toutes les sensations et les émotions vécues comme élève ? Pourquoi ne puis-je pourtant pas les arracher de leur place et les montrer aux autres ? »  Elle s’est répondu : « Ce qu’on éprouve vraiment reste pour toujours renfermé en nous-mêmes ; on devient égoïste lorsqu’il s’agit de souvenirs qui nous sont chers. Tout ce que je voudrais vouer en signe d’hommage aux années d’école, ne sont que des restes, les miettes d’un grand festin que les  professeurs et les élèves ont partagé durant ces années. »
            Arrivée dans sa chambre, sans passer pas la cuisine où sa mère l’attendait avec le repas et sans se déshabiller de l’uniforme bleu, Dora se jeta sur son lit et commença à écrire. Elle a commencé avec « Pourquoi il m’est pourtant difficile… » et elle coucha sur le papier tout ce qu’elle avait pensé quelques minutes avant : « … Les professeurs…Comme des véritables magiciens, ils captaient ton attention avec application pour pouvoir jongler avec jusqu’à ce qu’ils étaient convaincus que tu avais pris, toi aussi, le même chemin vers la compréhension et la connaissance profonde des choses. Pourtant, soyons sincères, combien de fois ne les avons –nous pas condamnés tacitement pour leur zèle qui, à l’échelle de notre conscience pas assez mûre, s’appelait sévérité…
            Je me souviens… j’étais dans la première rénovée, à une heure de géographie. Le professeur était monsieur Tordu. A son cours tout le monde paniquait. Mais qu’est-ce que je dis ? C’était l’ouragan même qui faisait voler par-dessus les bancs les cahiers avec des notes de cours. Grande agitation, immense peur amplifiant nos cris jusqu’au hurlement sauvage. Un vrai scandale régnait dans la classe lorsqu’un petit homme y entrait. Au même instant chacun avalait sa phrase inachevée et sautait debout pour rendre les honneurs au petit homme. De sa poitrine explosait une voix puissante et enrouée. C’était un désastre ! Il prenait place devant le Registre de classe et appelait le premier malheureux devant la carte accrochée au mur près du tableau noir. Nous, les autres, suivions hypnotisés et sans souffle, la baguette qui tremblait confuse… il me semble que Timisoara était par ici, mais non, par-là. Rien n’était plus à sa place. Les montagnes s’aplatissaient, les couleurs se querellaient entre elles : mais c’est moi les Carpates ! Et moi, le Danube, ne vois-tu pas ? Comment pourrais-je être ,moi,  le Baragan?! Le brouillard et la fumée de l’émotion noyaient toute bribe de connaissance.
            Et pourtant, que de beaux souvenirs laissent ces instants pour lesquels, en ce temps-là,  nous aurions tout donné pour qu’ils passent plus vite et maintenant nous ferions même l’impossible pour les vivre encore une fois… C’est un privilège des émotions d’être amères quand nous les vivons, douces, maintenant, quand nous les avons vécues…

             Le premier jour d’école. Séquences de documentaire pour les simples spectateurs, une vraie vie pour nous, les artistes. Nouveaux vêtements, chaussures lustrées, mi-bas blancs, cheveux tressés, la petite bande de soie blanche sur la tête (entre nous soit dit…elle restait presque toujours dans la poche) et les franges bien cachées, si par hasard madame Grigoriou, la prof. de math.  apparaissait… Elle aimait les fronts hauts et sans anglaises – garanties d’intelligence ! C’est l’image que mon miroir me rendait sincère, lorsque je lui demandais l’avis avant de partir pour l’école. Dès que je franchissais le seuil de la porte, si quelqu’un était curieux de me regarder de près, il aurait vu que j’avais « le cœur un peu serré ». Je mesurais la joie du revoir dans l’intensité de l’émotion.
            Une porte blanche, que l’un d’entre nous ouvrait précipitamment et fier de pouvoir crier : le premier ! Courir vers les bancs chargés des livres, se réjouir inconsciemment de l’odeur d’encre fraîche d’imprimerie et de l’odeur de propreté embaumant la sale de classe, voilà le bonheur de cet âge-là en  ce temps-là. Les doigts couraient nerveux sur les couvertures des livres, avides de toucher en premier le mystère des lettres. Les yeux leur donnaient un coup de main et l’instant suivant je lisais une poésie de Blaga. Ils glissaient ensuite vers les oiseaux colorés du livre de biologie. Nerveuse sans raison, je fermais les livres, je les rangeais par  taille, du plus grand au plus petit, et après je les mélangeais : un grand, un petit, un moyen, un grand… Je tournais les yeux de tous côtés, tâchant de me libérer de cette tension inexplicable – « Comment vas-tu Ica ? Et toi,  Anca, où as-tu passé tes vacances ? Laisse mes nattes  tranquilles, Adrian ! » Je lisais un titre, je regardais sans pourtant rien voir, des cartes, des chiffres, des images…Agitation du premier jour d’école… Tu m’envoyais tantôt à la fenêtre, tantôt sur le couloir et tout ça pour revenir à ma place, pour attendre. Et après, pour partir. Le premier jour d’école, il n’est pourtant pas unique ; douze fois nous avons la joie d'en  goûter avec saveur l’inédit. Mais le dernier jour de la vie d’étudiant est vraiment unique, par la dureté avec laquelle il te disloque de ta place et te sépare des êtres qui ont été à la fois tes maîtres et tes amis et à côté desquels tu as commencé à comprendre le sens d’un mot simple, mais parfois indéchiffrable : homme.

 

Le dernier jour d’école… C’est un jour que je grave déjà dans ma mémoire avec nostalgie. Y voilà les premières rides sur mon front… Tristesse ? Oui. Je me sens comme un condamné à mort qui sait qu’au bout de quelques instants il devra quitter un monde où il s’est réjoui, il s’est attristé, mais auquel il s’était attaché parce qu’il lui appartenait. Le condamné hâte ses souvenirs par-devant les yeux de l’esprit, pour qu’il puisse en choisir les plus beaux, les plus profonds…Ceux qui vont résister à travers le temps et à travers toutes les épreuves de la vie.
            Gaudeamus igitur, chanté la tête basse. « Tu pleures aussi, Michaelle ? Je ne croyais pas que toi aussi, Eddy… Te souviendras-tu un jour, Boujorel, les soirées chez Anca et  Sweet child in time?» Des fleurs et des sourires enveloppant des visages attristés, des morceaux de phrases que je ne pouvais plus comprendre. Le train m’avait déjà prise… Le bruit tumultueux de la gare qui noyait les harmonies…Des poignées de mains fortes,  des au revoirs muets…
   
         Je n’ai pas voulu un final triste pour ce qui fut le noyau de l’adolescence. Si je pense bien tout reste à sa place : les professeurs devant le tableau, les bancs pleins de vie, l’école qui serre contre soi les ruches avec ses abeilles lectrices.
   
         Le temps passe ? Qu’importe ! J’ose contredire un principe de la physique : le temps ne peut pas être irréversible quand on a les souvenirs. Ils creusent dans notre conscience des marches. Sur ces marches nous parcourrons le trajet en sens inverse.  Vous aussi vous allez découvrir cette vérité dès que les murs chauds de l’école vous repousseront en douceur, comme une mère qui chasse ses petits du nid, lorsqu’ils ont assez grandi: « Volez ! Courez vers les soucis, allez accomplir votre destin ! »
            J’ai extorqué donc aujourd’hui la dernière goutte de calme, en laissant libre le fleuve des souvenirs irriguer mon âme. Lorsque j’essore la dernière goutte j’essais de ne pas m’attrister, car je sais qu’un fleuve y naîtra. Pourtant je regrette la dernière goutte… 
            Dora s’essuya vite les yeux. Elle entendit sa mère monter l’escalier, en disant :  « Veux-tu un peu de crème de sucre brûlé ? » Le sucre lui parut plus amer que celui de l’enfance. Mais ce n’était pas le sucre qui avait changé…

   
                                                                                                

Continuation

 

                         

 

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