(continuation prose) 
(fragments du volume "Curcubeul cu oameni" de Antonia Iliescu, Editura Libra Vox, Bucuresti 2002)

La salle de projection

            30 ans environ ont coulé comme 30 gouttelettes de pluie, en faisant grandir le fleuve des souvenirs. Dora est revenue cet automne dans son pays. Sa mère l’attendait, la crème au sucre brûlé embaumant le four. Elle est venue toute seule, pour vivre enfin, pour son animus et rien que pour lui. Elle a fait tout ce qu’il lui a demandé. Rien ne lui a été refusé.
            Depuis quelque temps elle s’était mise à écrire en elle-même, comme elle l’avait fait le dernier jour d’école, en gribouillant des mots quelque part, dans sa mémoire, comme si l’on écrivait avec les lumières de l’esprit sur un morceau de nuage blanc comme le papier. Elle notait à la hâte toutes ses pensées, sans qu’elle puisse plus jamais relire ce qu ‘elle avait écrit. Car les nuages dessinaient toujours autre chose et déformaient les lettres et les mots et les phrases dont ils faussaient le sens, dès qu’ils se transformaient en pluies. Les pluies coulaient sur le sol, de retour dans la boue… Tout est perdu. Ce qu’elle a vraiment écrit reste en fait non écrit. Elle reconstituait tout bêtement une sorte de forme dépourvue de contenu, comme une argile qui dévoile le contour du pas, après que l’homme y ait retiré son pied. Ce qu ‘elle a écrit jadis sur les nuages on peut lire maintenant uniquement dans la boue. Les nuages et les étoiles dans lesquelles elle cherche encore son propre contour la tentent toujours avec leur blanc de papier propre, prête à n’importe quel moment à  se donner à sa pensée souillante.
  
     Elle a tant écrit dans le ciel, qu’elle a oublié de vivre sur la terre, ne sachant plus qui elle était vraiment. « Qui suis-je ? Que suis-je ? » se demandait-elle depuis quelque temps. Elle se répondait :
  
     « Pour l’instant je suis un alien, le corps lié à une terre étrangère, sillonnées par des barrières confuses, mais avec les pensées libres dans le ciel de tous. Là je me sens vraiment chez moi, le ciel a la même forme et la même couleur que celui de chez moi. Et des gens pour t’accuser d’être étranger, il n’y a pas non plus là haut.
        C'est quoi un alien au juste?? C'est un être qui se cherche désespérément dans le présent et se retrouve en vérité uniquement dans le passé. Je suis une clepsydre vivante. Je suis un nouveau-né aux tempes blanches. C'est le seul humain qui peut dire : je suis né deux fois dans une vie. Mais une double naissance implique inévitablement deux morts. Seul l’arbre aux fruits a aussi ce privilège : le fruit commence à naître dans une fleur quittant le bourgeon, il mûrit après et finalement il pourrit pour faire place au noyau, au pépin. De fleur en fruit et de fruit en semence, l’arbre passe par deux morts au résultat sublime. Ce n’est pas le cas de l’homme.
            Chaque départ définitif est une mort subite – la première mort – et l’implante dans une terre étrangère est une naissance difficile – la deuxième naissance – où mère et nourrisson se confondent. Cet effort de te naître toi-même, de te recomposer dans une autre dimension, essayant de retoucher en chemin ce quelque chose de ta propre personnalité qui t’avait déçu dans la vie laissée en arrière, cet immense effort donc est un vrai fardeau quand on n’est pas seul. On voudrait changer, mais on ne pas le faire totalement, étant lié par le destin, des autres. Refaire ta vie et briser la leur ? Ils t’aiment et ils te réclament tel que tu étais avant, fait de chair et de devoir. Mais toi, tu veux changer à tout prix et faire oublier ce malheureux facteur multiplicateur qui divise ton être par trois. Pourtant tu renonces. D’accord, on peut s’offrir le luxe de changer uniquement quand on est seul, libre et avec toutes les dettes réglées. Mais cette voix du  moi profond qui crie : reprends tout à zéro! efface toute ta vie passée comme une grande erreur! fais encore un essai dans cette vie! Oui, d’accord, on efface les autres qui t’aiment encore et tu penses à toi seul. Mais tu n’es plus le même, tu le sais bien, tu n’es plus le même corps malgré ton âme qui est la même. Et ton athanor il est vieux et raccommodé. Et il est tellement vide… Il mendie presque, sans avoir honte.  Avoir honte parce qu’on se sent seul ?
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       Elle était assise dans l’herbe et tenait sur ses genoux un nuage  qu’elle venait de remplir de pensées. La petite cour en face de la maison, sans clôture, la cachait aux yeux de la rue entre des draps blancs mis au séchage. C’était un jour chaud ensoleillé. Si elle pouvait oublier combien de gens souffraient sans que le soleil s’éteigne en signe de protestation, elle aurait pu dire qu’elle était heureuse.
           
Depuis un certain temps elle essayait de croire qu’elle était heureuse à cause d’un homme. Elle ne savait pas qui il était ni comment il s’appelait. C’était bien comme ça. Ils se voyaient environ deux fois par semaine, quand leurs chemins se croisaient quelques secondes, le temps juste pour passer l’un à côté de l’autre. Au début ils s’étaient ignorés. Dora ne savait plus l’instant où ils se sont remarqués l’un l’autre. Ni le fragment d’éternité où elle s’était rendue compte combien elle attendait cet instant. Tout ce qu’elle savait c’était qu’elle avait du mal lundi, mercredi, samedi et dimanche, quand elle ne pouvait pas le voir. Elle savait encore que son cœur battait fort en chemin vers Namur, à la simple pensée que dans 10 minutes il va apparaître, peut-être… Elle avait peur de marcher trop vite ou trop lentement ; quelque secondes auraient pu gâcher la parfaite synchronisation de leurs pas. Encore un pas ou deux. Elle arrive au feu rouge, ce lieu ouvert où la vue peut s’élargir, en fin, sur les passants. Il lui est devenu tellement familier, il est tellement proche de son âme, qu’elle le reconnaît de très loin. Ils avaient tous les deux la même marche – pressée, droite, sans hésitations, la tête haute, toujours préoccupés par un songe ; ils avaient la même peur dans les yeux et la même solitude.
  
         Elle était de plus en plus convaincue que c’était lui l’étranger auquel elle écrivait quand elle était petite. Chaque semaine elle déposait à la poste une lettre dans une enveloppe adressée à un destinataire imaginaire, qu’elle avait nommé l’homme arc-en-ciel. Elle lui parlait d’un tas de choses, de ses tracas, de ses poupées qui refusaient de manger ou de ses premières pulsions amoureuses ou de ses seins qui commençaient à se faire remarquer, malgré tous ses efforts de les cacher. Elle mettait une adresse quelconque – Rue Chopin, no. 17 ou Rue Beethoven no. 17, Berlin ou Rome ou… Le lieu changeait chaque semaine et ainsi jusqu’à l’épuisement des pays du globe. Mais il ne lui a jamais répondu. C’est ainsi que Dora s’est décidé à écrire aux nuages et finalement elle a envoyé même des messages télépathiques vers les étoiles. Elle ne croyait plus que cet être qu’elle cherchait depuis si longtemps pouvait exister sur la terre.
  
     « Maintenant, finalement… » Elle tira dans son pan un nimbus qui venait juste de voler sur sa maison et reprit l’écriture :

          « Après son passage à côté de moi, - « Bonjour… », « Bonjour… » - il laissait derrière lui une sensation de lumière chaude, un cône ensoleillé qui cachait un éternel printemps, tenant mon âme éveillée en pleine ivresse de sourires et ciel serein. Et je me découvre rire toute seule, baignée par son image d’homme sage, avec serviette et lunettes, qui va au boulot à huit heure vingt, chaque matin. Rien de plus banal que cette image, apparemment insipide, d’un homme qui se hâte  vers son bureau. Quelles forces, quelles interférences de champs et de vibrations se font responsables de ces amours qui éclatent en moi comme les bourgeons dans les arbres, au printemps ? Mon besoin d’affection qui me refuse de lui donner un nom ou une certitude. Peur de la déception ? Oui.
  
        Cet infini que nous pouvons connaître partiellement, a-t-il un lien quelconque avec le Grand Infini ? Avec cet espace ou temps ou le vaste zéro, avec ce Grand Indéfini que nous ne pouvons même pas soupçonner ? Ce que nous, les terriens, avons à notre disposition est en fait une somme d’infinis, plus grands ou plus petits (celui des sons, celui des chiffres, de l’espace et du temps, de la matière). Existe-t-il un point dans l’éternité où notre infini croisera le Grand Infini ? J’ai un ami possible et il est mon ami parce que je ne le connais pas. Voici un autre type d’infini, car dans chaque inconnu il y a une multitude de gens, ceux que tu peux imaginer, en partant de cette matrice réelle. Un homme qui a retenu mon attention est un trésor pour mon âme et mon esprit. Mais tout ce que je fais, tout ce que je construis mène à la destruction. Avec le trésor en face, je crie comme un anathème « Sésame, ouvre-toi ! » et c’est la boîte de Pandore qui me répond. Alors, toutes mes poupées deviennent tristes, tous les jouets sur l’étagère pleurent. Que c’est bon de pleurer … Les douleurs sans larmes sont des accouchements sans liquide amniotique.
  
       Après ce deuil inévitable, je dois courir me cacher dans la foule et brûler seule dans l’âme seule. Plus je m’éloigne des choses, plus je vois clair en moi. Mais les choses deviennent plus claires quand je peux les rapprocher. Je sens un besoin accablant de savoir ce que je suis devenue pendant toutes ces années.  Le deuxième moi, celui  invisible, qui a conduit mes pas en secret, qu’est-il devenu ? Et je cherche une confrontation. Je cherche les âmes que j’avais oubliées depuis des dizaines d’années, mes partenaires de jeu dans la poussière. Je cherche le premier amour. »
           
Dora s’est arrêtée un instant et lut en vitesse ce qu’elle avait noté sur un nuage. Ses yeux tombèrent sur ce nimbus qui lui retourna la phrase « Je suis une clepsydre vivante » et tout à coup s’est vue renversée la tête en bas, coulant malaisément par le verre étranglé. Chaque millimètre de son corps s’était évertué le fil des années pour passer de l’autre côté. De l’autre côté ? Vers quoi exactement ? Elle reprit l’écriture :
            « Je suis une clepsydre vivante, où le présent s’écoule par un orifice minuscule et compte ses instants dans des grains de sable qui s’accumulent dans l’autre compartiment, là où le présent enfante le passé. Il n’y a pas de temps futur dans la clepsydre. Le temps est tiré hors de lui, par libre chute et tort dans des souvenirs. En haut c’était le présent, en bas c’est le passé. Quand le compartiment en haut se vide, quand les faits deviennent souvenirs, c’est l’autre compartiment qui se remplit. Mais la pièce du présent peut se remplir de nouveau par un simple renversement de la clepsydre. »

            Le lendemain elle pris la décision d’aller à l’école. La « dernière goutte » avait grandi dans un fleuve, tantôt bleu tantôt gris (selon les caprices du ciel de la vie), qu’elle maîtrisait à peine. Elle le portait sur ses bras comme une offrande, ce matin-là ensoleillé de mardi, quand elle entra par l’entrée des professeurs. Elle emprunta l’escalier de gauche et arriva dans un couloir au bout duquel quelques marches descendaient jusqu’à la mezzanine. Elle connaissait parfaitement ce trajet, elle marchait sur ses propres obsessions qui  avaient torturé ses nuits des années et des années. Les marches baignées par le soleil (elle aperçut la fenêtre sur la parois gauche du bâtiment),  donnaient dans un petit hall, au bout duquel il y avait toujours une porte fermée à clé. Sur la porte il était écrit quelque chose, mais le rêve lui avait toujours caché ce mystère, laissant ses vécus incomplets, mutilés. Elle faisait toujours des rêves infirmes.

            Doru était à côté d’elle. Ils se promenaient en haut et en bas sur les escaliers comme les temps de jadis, quand ils étaient élèves. « Voici les vestiaires où tu me cherchais après les cours ; tu ouvrais précipitamment une porte après l’autre et tu étais tellement inquiet ; tu croyais que j’étais partie. Qu’est-ce qui  se cache au bout de ce petit couloir à gauche ? Il  me semble que c’était une porte… »  Elle fut surprise quand il dit : « Mais oui, c’était une porte et une salle. La salle de projections, ne te souviens-tu pas ? C’est là qu’on a chanté pour la dernière fois Gaudeamus igitur… »

Dora précipita ses  pas vers le petit couloir pour vérifier. Elle a trouvé la porte blanche et a lu de haute voie «  LA SALLE DE PROJECTIONS ». Un vertige l’a prise soudainement et sans se rendre compte elle glissa dans son propre rêve, transperçant le rideau de brouillard qui avait caché son passé dans un cocon, tant d’années. Elle regardait irrésolue les cheveux grisonnés de l’homme qui l’accompagnait. « Qui pourrait être ce monsieur bien ? » Elle tâta la poche du manteau, mais n’a pas trouvé la petite bande de soie blanche. « Je l’ai oubliée à la maison, comme toujours. Si madame Grigoriou me voit… »  Quelqu’un lui parlait à côté, mais elle ne pouvait plus comprendre. Elle était déjà captive dans le deuxième compartiment de la clepsydre et c’était impossible de regarder en arrière, par le petit orifice. Pourtant elle n’avait pas des regrets. Soudain, ses années décimées en minutes et secondes, venant du croisement des temps, ont commencé à dégouliner lentement sur son sinciput, une par une. Les perles minuscules, prenant de la vitesse, gravitaient autour d’elle sur des orbites circulaires, dans un tourbillon de sable, pierres et cailloux. Dora, prise dans son propre destin renversé, se battait comme un insecte dans une toile d’araignée. A travers cette toile miraculeuse elle reçut dans une seule seconde tout ce qu’elle croyait perdu pour toujours. Et cette salle magique qui pendant trente ans n’a fait d’autre que lui transmettre des flashes et des séquences de documentaire. Qui avait veillé tant d’années derrière l’appareil de projection ? Qui versait maintenant sur elle la pluie du passé ?  « Nous, « les artistes » avons – nous vécu réellement nos rêves ou avons-nous simplement rêvé de notre vie réelle? » - se demandait-elle.
  
        Sans pouvoir quitter la clepsydre enchantée, elle est entrée par la porte de derrière de l’école. Le même vertige léger… L’âme se détache et prend le devant de la scène pour lui montrer le chemin. Les pas, de plus en plus rares, passent à côté de l’aile nouvelle du bâtiment ayant des murs bleus et des rideaux blancs aux fenêtres. Elle s’est arrêtée un instant pour regarder la cour essayant de se souvenir de quel coin dessinait-elle ces murs-là quant elle était enfant. Deux hommes en salopette creusaient un petit jardinet autour du buste d’Ion Neculce, le père honorifique de l’école. « Qui cherchez-vous, madame ? » « Moi. » « Ah, oui! … C’est très bien, madame. » 
  
         Regardant sans trêve vers les murs hauts et gris à l’intérieur et à l’extérieur d’elle, qui tombaient sur ses épaules et l’écrasaient sous le fardeau des années, elle n’a même pas remarqué que son âme avait éclaté en sanglots. Elle continuait à marcher aux pas douteux, de rêve. Chaque centimètre d’asphalte de la cour de l’école lui était devenu sacré avec le passage du temps. C’était elle entière cachée là, dans chaque pore des murailles. Elle était venue pour se reconstruire, comme on fait avec un récit merveilleux en puzzle.
  
         Elle marchait lentement, comme dans un temple, soigneusement, pour ne pas réveiller quelqu’un…elle. Elle a  contourné le bâtiment avec des petits pas  attentifs, comme si c’était une église le jour du  Vendredi Saint, avant la Résurrection. Un amas de vieux bancs poussiéreux et cassés s’entassent dans la cour, l’un sur l’autre. Sur  l’un d’entre eux, elle aussi s’était assise jadis…Elle est entrée parmi les bancs, en s’imaginant dans la classe. Elle trouva à peine une petite place, tellement ils étaient tassés. « Comment vas-tu Ica ? Et toi, Anca, quand feras-tu une  boom chez toi ? Pourquoi ne me tires-tu plus par les nattes, Adrian ? – que tu reposes en paix… »  Il paraît que quelqu’un l’a vue, car le rideau a bougé lentement et une silhouette se tenait tout près de la fenêtre; il lui semblait sûrement bizarre qu’une étrangère – proprement habillée – puisse  rester comme ça, sans bouger, sans rien faire au milieu d’un monceau de vieux bois et ferrailles.
  
         « Eh, vous êtes-vous trouvé madame? » « Oui, je me suis retrouvée… »   Et elle a voulu sortir de la clepsydre. Mais, stupeur ! Les parois de brouillard de verre restaient sourdes à ses prières. Elle a essayé alors de monter sur la montagne de cailloux et de sable et atteindre l’orifice par lequel elle était tombée dans son passé. Mais le sable mouvant lui déjouait chaque tentative, en la tirant toujours vers le fond. Désespéramment elle frappait le corps de sa prison translucide, mais personne ne l’entendait. Elle s’est débattue ainsi des heures et des heures, des jours et des nuits… A un moment donné un arc-en-ciel est apparu dans le ciel, qui l’a enveloppée pour quelques instants dans les couleurs de l’espérance. « Lui peut-être, pourtant… » Mais en vain, tout était illusion. Finalement elle tomba lasse sur l’amas de pierres et s’est rendu compte, enfin, que tout ce qu’il lui restait  à faire c’était de se souvenir. Une autre voie de survie n’existait plus pour elle.
  
         Elle se voyait déjà des dizaines d’années auparavant, le temps d’un soir d’automne,  rentrant de l’école, avec sa mallette qui pesait lourd. Elle inspirait les embaumes de l’automne et du  soleil à peine couché qui  avait laissé le ciel rougeâtre et l’air légèrement réchauffé, sentant la poussière. Elle se serait laissée prendre, juste comme ce soir, par un léger vertige en regardant vers Ras Algethi[1], son étoile préférée, le super géant rouge qui brillait comme dix mille soleils, là où elle avait souvent cherché son ami  l’homme arc-en-ciel. Après, descendus de nouveau sur la terre, ses yeux et son esprit auraient eu le même moment d’amnésie : « Où est ma maison ? Quel chemin dois-je prendre ? » Maintes fois elle se voyait forcée de rester sur place, étourdie et perplexe de cette évasion de son être. « Qu'adviendra-t-il de moi si un jour je n’arrive plus à revenir sur terre ? » - se demandait-elle dans des pareils instants, quand elle ne savait plus où elle était, qui elle était et où devait-elle aller. Elle a toujours eu peur de ces rapines qui la séparaient de sa conscience, en échange d’un bonheur non terrestre. Mais il y avait toujours quelque chose, une voix, un klaxon ou un aboiement d’un chien qui la rendait à la terre. Et alors elle retrouvait la direction de son parcours, terrestre et monotone.
  
         Les jours passaient et les tempes de Dora commençaient à blanchir tout doucement derrière l’écran de sa clepsydre. Mais son âme restait jeune, comme au début. « Les gens vieillissent en restant des enfants » se disait-elle. Assise à genoux, elle voyait à travers les murs transparents le monde de l’autre côté, insouciant et mouillé dans la bruine de novembre.
  
         Et tout à coup l’arc-en-ciel est apparu une deuxième fois. Un phénomène étrange s’est passé alors sous ses yeux. Après quelques secondes seulement, les couleurs des rubans soyeux entrelacés sont redevenues  rayon de soleil et le rayon se fit foudre. Et la foudre frappa la clepsydre, brisant les pierres en milliers de grains fins de sable, comme la farine. Dora les a pris dans sa paume et a soufflé dessus, les disséminant dans le monde… « Volez, achevez votre destin… »
  
         Les passants, émerveillés par le spectacle de la rue, voyaient se tamiser des nuages, à travers un sas fin, des hommes morts et des hommes vivants, colorés ou incolores (quelques-uns uns étaient même sortis un peu toqués), des mouches, des vibrations, des chiens, des étoiles et des chats, qui s’accroissaient en sortant des grains de sable et flottaient dans l’air, balancés et portés par le vent comme les feuilles en automne.

Et les nuages, tombant doucement vers le sol, de retour dans la boue, la farine se fit à nouveau blé.


[1] Ras Algethi (en arabe « La tête de l’homme agenouillé »)

                             

 

 

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